L'art "gothique" : une création française issue de son héritage méditerranéen
- Luc Delmont
- 27 nov.
- 7 min de lecture

L'art "gothique" : Histoire d'une incompréhension
L’architecture gothique est aujourd’hui spontanément associée, dans l’imaginaire collectif, à l’Europe du Nord. Ses silhouettes élancées, ses pinacles, ses arcs brisés sont perçus comme l’expression esthétique d’un esprit septentrional supposé s’opposer radicalement à la douceur méditerranéenne des architectures baroques et renaissantes.
Cette vision, pourtant très répandue, est le produit d’une longue construction culturelle. Elle ne repose que très marginalement sur l’histoire réelle de l’architecture et témoigne plutôt de la manière dont les siècles ont réinterprété le Moyen Âge.
L’expression même d’“architecture gothique” apparaît à la Renaissance dans la plume d’humanistes italiens décidés à discréditer l’héritage architectural médiéval. En exaltant le retour à l’Antique, ils qualifient de “gothique” — c’est-à-dire “des Goths”, peuple germanique associé par eux à la ruine de Rome — un style qu’ils jugent barbare et contraire aux canons gréco-romains.
Ce mot ne désigne alors pas une école réelle, encore moins une origine ethnique : c’est un terme polémique, un rejet. Pourtant, au XIXᵉ siècle, il est pris au pied de la lettre. L’Europe romantique réhabilite le Moyen Âge, et certains auteurs — notamment en Angleterre et en Allemagne — se réapproprient l’idée d’un style “gothique” comme s’il était réellement l’expression d’un génie germanique ou nordique.
Le néogothique anglais, qui devient presque un style national au XIXᵉ siècle, consolide encore ce malentendu. De là naît un imaginaire durable : le gothique serait l’architecture “du Nord”, celle des brumes anglaises, des villes hanséatiques et des cathédrales germaniques, du monde Tolkien et des contes de Grimm…
Ce glissement intellectuel a eu une conséquence paradoxale : la France, qui est le berceau incontestable de l’architecture gothique et le pays qui compte la plus forte densité de monuments gothiques majeurs, se retrouve intégrée à cette représentation d’un “Nord” architectural. Aux yeux de nombreux observateurs, les cathédrales de Chartres, de Reims ou d’Amiens deviennent des symboles d’une Europe septentrionale supposée s’opposer au monde baroque italien et méditerranéen. Beaucoup d'observateurs ou de touristes perçoivent l'omniprésence de l'art "gothique" en France comme une preuve que l'âme profonde de la France serait fondamentalement nordique.

Un art français né dans en terres romanes
Ainsi, l’art gothique, né au cœur du bassin parisien, est souvent perçu comme l’essence même de la nature nord-européenne de la France, alors que son origine et la logique de son développement renvoient exactement à l’inverse.
Car si l’on observe la répartition réelle du gothique en Europe, l’image se brouille immédiatement.
L’Allemagne, souvent imaginée comme “terre gothique”, compte bien moins de grandes cathédrales gothiques homogènes que la France, et beaucoup d’églises y restent marquées par la tradition romane ou par les typologies locales (églises-halles, chœurs tardifs, flèches inachevées). La Scandinavie, que l’on imagine volontiers gothique, n’a pratiquement pas développé de grande architecture gothique de pierre, faute de conditions économiques, urbaines ou politiques favorables au modèle de la cathédrale monumentale.
À l’inverse, l’Espagne, qui est un des pays les plus emblématiques d'Europe du sud, possède un héritage gothique considérable et particulièrement monumental, parmi les plus importants du continent : Burgos, León, Tolède, Séville, Barcelone et Palma témoignent d’une appropriation massive et originale du style.
L’Angleterre, certes germanique par ses origines anglo-saxonnes, développe un gothique particulier, mais celui-ci s’inscrit dans un mouvement d’emprunt à la France, non dans une invention autonome. Le gothique, en somme, ne suit pas les frontières culturelles du Nord, mais celles de la catholicité médiévale occidentale, c’est-à-dire un territoire façonné par l’héritage latin de ce territoire français qui était à l'époque "la fille ainée de l'église". Personne au moyen-âge ne parlait de style "gothique", mais de "opus francorum" (ouvrage français).

Un art nourri par nos racines méditerranéennes
Pour comprendre la nature profonde de ce art, il faut en retracer la généalogie. L’architecture gothique n’a rien d’un surgissement créatif venant du nord : elle est l’aboutissement d’une longue évolution technique et spirituelle issue de l’Antiquité romaine.

Tout commence avec la basilique romaine, espace civil que les premiers chrétiens adoptent pour leurs lieux de culte. Les basiliques paléochrétiennes reprennent ce modèle, en y ajoutant une orientation liturgique, une abside, une nef surélevée. L’art roman, entre le XIᵉ et le début du XIIᵉ siècle, développe ces héritages en épaississant les murs, en perfectionnant la voûte, en structurant la nef par des travées régulières. Dès le roman tardif, apparaissent les innovations qui prépareront le gothique : arc brisé, premières voûtes d’ogives, élévations plus audacieuses.

À cela s’ajoute une influence souvent négligée mais essentielle : celle du Proche-Orient. Les croisades ont permis aux architectes occidentaux de découvrir des formes nouvelles, tant dans les églises chrétiennes orientales que dans l’architecture islamique qui a repris les codes de l'architecture Byzantine et Perse.
Les constructeurs du Levant, eux aussi héritiers de Byzance et donc de Rome, utilisaient depuis longtemps l’arc brisé, les structures nervurées, des jeux d’élévation et de lumière très différents des modèles d'Europe de l'ouest. Les croisés, qui ont séjourné des années dans ces régions, ont rapporté bien plus que des reliques : ils ont ramené des idées architecturales qui se sont mêlées au développement local du roman français. Le gothique naît précisément à ce moment, lorsque les innovations techniques romanes s’articulent avec des influences orientales et avec l’ambition théologique et politique de l’abbé Suger à Saint-Denis.
Ce n’est donc pas un hasard si le gothique apparaît en France et non en Allemagne, en Scandinavie ou en Europe orientale. La France médiévale est un pays profondément ancré dans la continuité de la culture latine et méditerranéenne. Ses institutions, son art, son architecture prolongent directement la tradition romaine. Le gothique, loin d’être une rupture nordique, est l’aboutissement le plus sophistiqué de l’architecture romane, elle-même héritière de Byzance et de Rome. Il devient ensuite un style européen, non parce qu’il porte un esprit germanique, mais parce qu’il exprime des valeurs communes à l’Occident chrétien diffusé depuis le bassin Parisien.
Ainsi, tout ce qui, depuis la Renaissance, a pu associer l’architecture gothique à un “Nord” fantasmé relève d’un contresens historique.
Le gothique n’est pas né dans les terres germaniques : il est né en Île-de-France. Il ne procède pas d’un esprit barbare ou septentrional : il prolonge l’héritage antique. Il n’est pas une exception s’opposant aux cultures méditerranéennes : il en est l’un des développements les plus poussés.
Et si la France est aujourd’hui perçue comme un pays “gothique”, ce n’est pas parce qu’elle participerait d’un supposé génie du Nord, mais parce qu’elle fut, au cœur du monde latin médiéval, le laboratoire où s’est inventé l’un des grands styles architecturaux de l’histoire européenne qui s'est diffusés bien au delà de son espace originel.
Naissance d’une forme : l’émergence de la rosace gothique entre héritage roman et influences orientales
La rosace gothique, telle qu’elle éclaire encore aujourd’hui les grandes façades des cathédrales d’Europe, apparaît comme l’une des signatures les plus éclatantes de l’architecture médiévale occidentale. Pourtant, son apparition ne résulte pas d’une invention brusque, mais d’un long processus où se rencontrent traditions locales d'origine Romane, innovations structurelles et héritages venus de la Méditerranée orientale. Son histoire s’enracine dans l’architecture romane, mais se nourrit aussi de formes et de principes géométriques qui, bien avant l’essor du gothique, avaient fleuri dans le monde byzantin, syrien, arménien ou islamique.
Dans les églises romanes du XIᵉ siècle, apparaît déjà un élément qui prépare le terrain : l’oculus, simple ouverture circulaire percée dans la façade ou le pignon. Le décor y est encore sobre, parfois limité à un encadrement sculpté ou à un claustra sommaire. Mais l’idée du cercle comme point focal de l’élévation se diffuse progressivement, notamment dans les régions méridionales – Provence, Languedoc, Italie du Sud – où les échanges avec l’Orient chrétien ou islamique étaient intenses. C’est dans ces zones que surgissent les premiers essais d’ornementation rayonnante, où la pierre s’organise en lobes, rayons ou kaléidoscopes organiques, empruntant au vocabulaire décoratif méditerranéen.
Car à des milliers de kilomètres à l’est, depuis l’Antiquité tardive, le monde byzantin façonnait des fenêtres ajourées sculptées dans le marbre : des claustra circulaires ou poly-lobés, où la lumière pénétrait filtrée par un réseau de motifs géométriques. Ces compositions rayonnantes, fondées sur le jeu des cercles, des arcs et des entrelacs, étaient courantes dans les édifices de Constantinople, d’Asie Mineure ou des Balkans.
Plus à l’est encore, les églises de Syrie et d’Arménie présentaient dès le VIᵉ siècle des ouvertures circulaires à structure radiale, parfois étonnamment proches des schémas qui apparaîtront plus tard en Occident. Dans l’art islamique, qui a poursuivi l'héritage gréco-byzantin à sa manière, enfin, la maîtrise des motifs étoilés, des polygones réguliers et des symétries centrées offrait un répertoire d’une richesse exceptionnelle, transmis en Méditerranée par les échanges commerciaux et l’art des ateliers siciliens, andalous ou fatimides.

Ces influences orientales n’engendrent pas directement la rosace gothique, mais elles nourrissent le vocabulaire décoratif roman et lui offrent un répertoire géométrique que les maîtres d’œuvre occidentaux sauront, à partir du XIIᵉ siècle, transformer et magnifier.

Lorsque l’art gothique se développe, notamment en Île-de-France, l’architecture occidentale dispose alors d’un ensemble d’idées déjà mûries : le cercle, la composition rayonnante, le jeu des lobes, la géométrie centrée. Le gothique va leur donner une dimension nouvelle, en les intégrant à une structure porteuse et à un programme iconographique élaboré par le vitrail.
Grâce au progrès des techniques de taille de pierre et à la mise au point de la façade gothique à pignon ou à grandes tours, la rosace devient un élément structural autant qu’un motif décoratif : son réseau de pierre assure la stabilité du mur, tandis que les vitraux transforment la lumière en discours théologique. Le cercle se démultiplie en planches rayonnantes, en cercles concentriques, en étoiles et en fleurs, donnant naissance à l’extraordinaire variété des rosaces du XIIIᵉ siècle – de Chartres à Notre-Dame de Paris, d’Amiens à Reims.
Ainsi, la rosace gothique naît véritablement de la fusion de trois héritages :
l’héritage roman, qui introduit le cercle dans la façade occidentale ;
l’apport oriental, qui fournit les formes rayonnantes, lobées et géométriques ;
l’innovation gothique, qui transforme ces idées en une construction audacieuse, structurante et lumineuse.

La rosace gothique n’est donc ni une reprise directe d’un modèle byzantin, ni une création ex nihilo occidentale : elle est l’aboutissement d’un dialogue de plusieurs siècles entre l’Occident latin et la Méditerranée orientale, entre la tradition et l’innovation, entre la pierre et la lumière. Elle incarne, dans sa perfection circulaire, la rencontre de deux façades du même espace méditerranéen.



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