Vouloir l'unité politique de l'ensemble de l'Europe est voué à l'échec
- Luc Delmont
- 22 juil.
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 juil.
L’unité politique européenne : Quelles sont les raisons des échecs ?
Pourquoi l’Europe n’a jamais vraiment été unie — et pourquoi elle ne le sera probablement jamais si elle n'accepter ce qu'elle est profondément : un ensemble de civilisations distinctes

L’Union européenne, née sur les cendres de deux guerres mondiales, se voulait la promesse d’une paix durable par l’unification des peuples du continent. Ce projet généreux, pensé comme une réponse rationnelle aux conflits fratricides du XXe siècle, repose toutefois sur un présupposé rarement questionné : à savoir s’il est possible de créer une unité durable entre les différentes nations d’Europe.
Or l’histoire, comme l’actualité, montre au contraire que cette unité est un fantasme récurrent, dont la réactivation produit souvent autant, si ce n’est plus, de tensions que de réussites.
Si l’on observe attentivement les grandes étapes de l’histoire européenne, une constante se dégage : les tentatives d’union continentale entre mondes latin et germanique n’ont jamais tenu dans le temps.
Qu’il s’agisse de l’Empire carolingien, du Saint-Empire romain germanique ou des formes modernes de coopération européenne, chaque tentative s’est heurtée à une réalité plus forte : celle des différences culturelles, politiques et civilisationnelles profondes, souvent irréductibles.
L’union des peuples européens : un vieux rêve vite brisé
L’exemple fondateur le plus souvent invoqué pour justifier l’unité européenne est l’Empire de Charlemagne. À la fin du VIIIe siècle, le souverain franc parvient à soumettre une grande partie de l’Europe occidentale sous une même autorité, associant territoires latins (Gaule, Italie) et germaniques (Alémanie, Bavière, Saxe). Il se fait même couronner empereur d’Occident à Rome en 800, dans une volonté explicite de faire renaître l’unité de l’ancien Empire romain d’Occident à travers la foi chrétienne.
Mais cet empire n’a duré qu’une génération. À la mort de Charlemagne, puis de son fils Louis le Pieux, l’unité vole en éclats. Le traité de Verdun en 843 partage l’empire entre trois royaumes, qui deviendront plus tard les matrices politiques de la France, de l’Allemagne et d’une zone intermédiaire instable (la Lotharingie, future Belgique/Luxembourg/Alsace). Dès ce moment, l’Europe se divise selon trois axes durables : latin à l’ouest, germanique à l’est, et un espace tampon sans cohérence, qui connaitra rapidement l’extinction.
Il en ira de même des autres tentatives impériales. Le Saint-Empire romain germanique, qui reprend l’héritage carolingien à partir de l’an mil, se présente comme la continuité d’un empire chrétien et romain. En réalité, il ne sera jamais qu’un ensemble de principautés germaniques autonomes, à peine liées par un empereur souvent sans pouvoir réel. L’Italie y entre parfois, en sort souvent. L’unité est juridique et symbolique, mais politiquement et culturellement inexistante.
Le XXe siècle : l’union par la paix… ou par nécessité ?
Après les deux guerres mondiales, le traumatisme est tel que les élites européennes rêvent d’une union qui empêcherait tout nouveau conflit. Le couple franco-allemand devient alors le cœur symbolique de cette Europe nouvelle. Charlemagne est souvent invoqué comme la figure d’une Europe unissant peuples latins et germains, censée préfigurer l’UE actuelle. Ceux qui ont utilisé cette analogie auraient probablement dû se rendre compte que cet empire avait été un échec, une union plus qu’éphémère, avant de ne prendre cet exemple comme référence pour l’UE.
Mais derrière l’entente de façade, les différences culturelles, administratives et historiques ressurgissent très vite.
La France reste marquée par un État fort, un idéal universaliste, et une tradition politique de volontarisme républicain.
L’Allemagne, elle, valorise un fonctionnement fédéral, une culture du consensus, et une technocratie soucieuse de rigueur. L’un veut piloter l’Europe par la politique, l’autre par les règles.
Cette opposition se reflète dans toutes les grandes crises de l’Union :
Pendant la crise de la zone euro (2010–2015), le Nord — mené par l’Allemagne et les Pays-Bas — impose des politiques d’austérité drastiques, que les pays du Sud (Grèce, Espagne, Italie) vivent comme une humiliation.
Lors de la crise migratoire (à partir de 2015), les pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Tchéquie) refusent toute politique d’accueil commune, dénonçant une vision occidentale déconnectée de leur histoire.
Aujourd’hui, sur les sujets énergétiques, fiscaux ou géopolitiques, les visions de l’Europe divergent de plus en plus, un Nord rigide, un Est nationaliste, et un Ouest désabusé.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « crises européennes » n’est peut-être que l’expression d’une fausse union : un projet bâti sur une illusion d’unité, qui tente de faire tenir ensemble des peuples, des mémoires, des sensibilités que tout oppose dans la profondeur du temps.
Sortir du « mythe de l'unification » : une autre Europe est-elle possible ?
Et si l’Europe ne pouvait pas être unifiée comme une nation ? Et si l’unité européenne n’était pas dans le modèle de l’État unique, mais dans une alliance libre entre civilisations distinctes ?
Il est peut-être temps de penser une refondation de l’Union européenne, non pas contre ses différences, mais à partir d’elles.
On pourrait, grosso-modo, plutôt imaginer une Europe articulée autour de trois grands blocs civilisationnels :
Le monde latin : France, Italie, Espagne, Portugal, Belgique francophone — héritiers de Rome, du catholicisme social et d’une culture d’État.
Le monde germanique et nordique : Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Scandinavie — peuples de rigueur, de droit, et de fédéralisme pragmatique.
Le monde slave et est-européen : Pologne, Hongrie, Tchéquie, pays baltes et Balkans — marqués par un fort attachement à la souveraineté, aux traditions familiales et religieuses.
Chacun de ces blocs pourrait avoir des marges d’autonomie plus larges, tout en coopérant avec les autres sur les grands enjeux communs : défense, écologie, numérique, diplomatie. Il s’agirait de sortir du modèle vertical et centralisateur, pour assumer un fonctionnement polycentrique, souple, différencié.
L’Europe deviendrait alors une fédération de civilisations, plutôt qu’un État continental inachevé n’ayant aucun colonne vertébrale cohérente. Une Europe des peuples, et non des procédures.
Reconnaître les fractures pour mieux coopérer
L’Union européenne est souvent décrite comme un miracle fragile. Mais ce miracle repose sur un postulat trop rarement discuté : que l’Europe serait culturellement unie ou unifiable.
L’histoire montre le contraire. L’Europe est faite de tensions durables, de visions du monde opposées, de langues, de rites et de structures politiques parfois incompatibles. Ce n’est pas un échec — c’est sa nature.
Plutôt que de continuer à courir après un vieux fantasme carolingien, mieux vaudrait assumer pleinement cette diversité constitutive, et construire une Union plus réaliste, plus respectueuse des différences profondes, et donc paradoxalement plus stable.
Car ce que l’on veut unifier de force finit souvent par éclater spontanément.



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