Qu'est ce que signifie être latin en 2025 ?
- Luc Delmont
- 9 juil.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 juil.

Pendant des siècles, être latin signifiait partager une origine romaine : un héritage de langue, de droit, de religion, une certaine vision du monde et une approche de la vie. L’Italie, la France, l’Espagne, le Portugal ou encore la Roumanie formaient ce qu’on appelait l’Europe latine.
Pourtant aujourd’hui, dans la culture mondialisée dominée par les États-Unis, le mot latino (qui signifie simplement « latin » en Espagnol) évoque presque exclusivement les peuples d’Amérique hispanique.
Ce glissement n’est pas anodin. Il raconte l’effacement d’une partie de notre identité et sa dissolution dans une occidentalité moderne centrée sur le monde Anglo-saxon.
Ce glissement de la latinité de l’Europe du sud vers l’Amérique latine pourrait cependant être l’occasion de bâtir un dialogue fécond entre deux régions que l’on cherche à opposer en apparence, mais que l’histoire et l’âme intime rapproche profondément.
Une latinité née à Rome, réinventée en Amérique
Le mot latin naît dans l’Antiquité. Il désigne les peuples du Latium, puis s’étend à tout l’empire romain occidental, à mesure que le latin devient la langue administrative, juridique, religieuse.
Après la chute de Rome, cet héritage se perpétue sous forme de langues romanes, de traditions catholiques, de droit civil, de sensibilités culturelles communes. C’est ce socle qui fonde la notion d’Europe latine : un espace méridional, catholique, chaleureux, où la forme compte autant que le fond, et où la parole, l’émotion et la communauté priment sur l’individualisme.
Mais au XIXe siècle, un nouveau sens apparaît progressivement. L’économiste français Michel Chevalier oppose dans ses écrits, parmi les peuples des Amériques, les « anglo-saxons » et les peuples « latins » : c’est à l’époque une manière de créer une filiation idéologique et stratégique entre la France et les nations d’Amérique hispanophone, tout juste indépendantes. L’Amérique latine est née. Le mot reste, et traverse l’Atlantique — mais dans les décennies suivantes, sa signification va muter radicalement et oublier ses origines Européennes
De la catégorie savante au cliché exotique
Le XXe siècle voit se mettre en place une redéfinition du mot latin aux États-Unis. Ce processus se fait en trois temps :
1. L’invention d’un groupe ethnique
Dès les années 1930-40, le Bureau du Recensement américain tente de regrouper les populations hispanophones sous une même étiquette administrative. On parle alors de Spanish-surnamed, puis de Hispanic. Mais dans les années 1970, les mouvements Chicanos et portoricains revendiquent un terme moins lié à l’Espagne coloniale : ce sera Latino. Très vite, cette désignation devient une catégorie politique, culturelle et identitaire.
2. L’exportation culturelle
À Hollywood, la figure du Latin lover et de la Latina caliente (souvent incarnée par des actrices comme Carmen Miranda, Jennifer Lopez ou Salma Hayek) impose une vision sexualisée, festive, tropicalisée de la latinité. Cette image se cristallise dans la culture pop : la Latin Explosion de Ricky Martin dans les années 1990, les telenovelas, la Latin music sur Spotify. L’idée se diffuse que « latin/latino = Amérique latine = hispanique = tropical = métissé = non Européen ».

3. Une définition globalisée… au détriment de l’Europe
Cette vision est amplifiée par les réseaux sociaux, les plateformes de streaming, les algorithmes qui organisent le monde en playlists standardisées : Hot Latin, Latino Heat, Latin trap, etc. Cette latinité-là devient une marque : elle vend, elle séduit, elle parle à une jeunesse mondialisée, elle se vend comme une affirmation d’une contre-culture à la société mainstream Américaine qui elle, revendique sa filiation à l’Europe.
Ainsi, de fil en aiguille, la « nouvelle latinité » écarte l’Europe du Sud, désormais perçue comme simplement Européenne, c'est à dire du point de vue racialiste des médias US une culture « blanche », donc fondamentalement « non-latine » de leur point de vue.
L’Europe latine est alors coupée de ses racines et fondue dans une identité « occidentale » générique basée sur les stéréotypes culturels qui sont généralement ceux de la société blanche Américaine, à laquelle nous ne correspondons pas.
L’affaire Rosalía : quand une chanteuse Espagnole n’est plus latine
La polémique éclate en 2019 : la chanteuse espagnole Rosalía remporte le prix du Meilleur clip latin aux MTV Video Music Awards. Sur les réseaux sociaux, les critiques fusent : « Elle n’est pas latina ! Elle est européenne, blanche, privilégiée. » La même controverse renaît en 2023 quand l’Italienne Laura Pausini est nommée « personnalité latine de l’année » par la Latin Recording Academy.
Ces cas montrent un malentendu culturel profond. D’un côté, la latinité, dans sa définition historique, inclut pleinement des artistes comme Rosalía : elle chante en espagnol, une langue latine, produite dans un pays fondateur de la latinité. Mais dans l’imaginaire mondialisé d’aujourd’hui, elle n’a « pas le bon passeport », ni la bonne origine, ni la bonne couleur de peau.
Être latin, désormais, dans le récit globalisé, c’est souvent devenu une identité racialisée, tropicalisée, américanisée, coupée de ses racines méditerranéennes.

Europe latine et Amérique latine : un même tronc, mais des branches divergentes
Faut-il alors opposer deux latinités ? Non, car elles partagent un même socle :
des langues sœurs issues du latin ;
un héritage catholique qui a historiquement structuré ces sociétés (même sécularisées)
une sensibilité pour la parole, la communauté, la fête, le partage, la convivialité.
une culture du corps, du lien, du présent.
Mais elles ont suivi des trajectoires différentes. L’Amérique latine a développé une pensée du métissage — mestizaje — comme fondement identitaire. Aujourd'hui, la grande majorité des latino-Américains sont le fruit d'un mélange entre Européens, Amérindiens et descendants d'africains, à des degrés divers.
Dans l’espace méditerranéen, l’Europe latine a connu dans son passé, des processus aboutis de métissage (par exemple entre Celtes, Grecs, Ligures, Ibères, Vascons, Germains, etc.), qui ont notamment eu lieu dans le cadre de l’assimilation au creuset gréco-romain.
Mille ans plus tard, cette approche de l'assimilation-métissage a été poussée encore plus loin dans les Amériques., et est devenue aspect fondamental de l'identité latino-Améericaine. La grande majorité des latino-Américains sont le fruit d'un mélange entre Européens, Amérindiens et descendants d'africains, à des degrés divers.
Aujourd’hui confrontée aujourd’hui à des flux migratoires importants, les pays d’Europe latine peinent encore à formuler clairement un modèle d’intégration propre qui ne soit ni multiculturalisme indifférencié, ni le « nationalisme blanc », tous deux produits de la pensée racialiste anglo-saxonne.
Et pourtant, une idée s’impose : et si l’Europe latine, à l’image de l’Amérique latine, s’autorisait à repenser son identité comme métisse ?
L'assimilation-métissage ce n'est pas une pseudo créolisation à la façon de Mélenchon, qui défend en réalité un modèle multiculturaliste racialiste de type anglo-saxon, de façon totalement antagonique à la tradition française.
Ce métissage est génétique, mais il peut être aussi culturel. Il existe dans les cultures une part profonde qui se mélange difficilement, mais aussi une part plus superficielle qui peut aisément s'assimiler à la culture du pays d'accueil et l’influence à son tour : Elle s’entend dans les musiques hybrides, se goûte dans les cuisines, la mode, etc. Ce que la gauche de Mélenchon oublie de dire c'est que cette "créolisation" ne peut exister que s'il existe une culture commune et un base civilisationnelle forte à laquelle se raccrocher.
L’imaginaire culturel de l’Amérique latine est souvent le fruit de cette créolisation culturelle, c’est-à-dire un socle, une base civilisationnelle profondément latine, sur laquelle ont pu venir se greffer des éléments culturels provenant des différentes composantes de la société.
Le Sud européen pourrait, lui aussi, non pas importer un modèle étranger, mais réveiller un pan oublié de sa propre tradition : le dialogue, l’hybridité, la pluralité sous une bannière identitaire commune à laquelle tous s’identifient, marquée par la civilisation plutôt que les gênes.
Une latinité à reconstruire ensemble, sans oppositions stériles
Revaloriser la latinité européenne ne signifie pas nier la légitimité de la latinité hispano-américaine, ni lutter contre elle pour savoir lequel doit être la véritable référence de la latinité. Ce n’est pas une guerre culturelle, mais une conversation à reprendre entre cousins éloignés de part et d’autre de l’Atlantique.
L’Amérique latine, sans son héritage linguistique et civilisationnel venant d’Espagne et du Portugal n’aurait rien de latine. De l’autre côté, l’Europe du sud, sans l’Amérique latine risque fort de se dissoudre dans une « occidentalité » anglo-saxonne qui ne lui correspond pas.

L’Europe latine a été marginalisée dans les représentations globales de la latinité ; l’Amérique latine a, elle, été folklorisée et souvent reléguée au statu de tiers monde. Elles peuvent, ensemble, construire une alternative au modèle anglo-saxon dominant — une autre manière de penser l’identité, la langue, l’héritage et faire de l’Atlantique une nouvelle « Mare Nostrum ».
Car être latin, ce n’est pas seulement parler espagnol ou aimer les musiques tropicales rythmées. C’est porter une mémoire romaine, une passion pour la forme, un goût du vivant, du lien, de la communauté. C’est croire que l’on peut être à la fois ancré et ouvert, singulier et métissé. Et ce, des rives de la méditerrané à la mer des Caraïbes.

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