Prénoms : liberté et mémoire individuelle ou cohésion nationale imposée ?
- Luc Delmont
- 13 juin
- 6 min de lecture

Réflexions pour une troisième voie à la française, républicaine, latine et méditerranéenne
Introduction
Dans le débat sur l’assimilation, la question des prénoms concentre de manière presque tragique les tensions entre liberté individuelle, mémoire familiale, et exigence de cohésion nationale. Déchaînant parfois des polémiques et réactions violentes, comme ce fut le cas après les propos d’Éric Zemmour, le sujet est rapidement devenu tabou — à tort. Car il touche un nerf symbolique essentiel : celui de l’appartenance à la nation.
Or, nous pensons que cette appartenance ne peut reposer sur une opposition binaire et manichéenne entre l'imposition d'un prénom « français », représentant d'une assimilation parfois perçue comme répressive et le choix de prénoms « étrangers » généralement interprétés comme l'expression d'une volonté de repli communautaire.
De notre point de vue, chercher une troisième voie est plus que nécessaire : celle d’une synthèse républicaine méditerranéenne, qui reconnaît le rôle historique de la francisation des prénoms, tout en réinscrivant cette pratique dans une mémoire nationale plus vaste, englobant un héritage méditerranéen élargi, pouvant être partagée, ouverte aux français d’héritages issus de l'autres côté de la méditerranée.
Cette voie suppose de comprendre que les prénoms français sont eux-mêmes le fruit d’un métissage et d’une assimilation anciens, et que les prénoms nord africains / orientaux peuvent, s’ils sont adaptés à la francité et intégrés à elle, participer à l’expression d’une culture française en mouvement — à condition que le cadre commun soit assumé, et non rejeté comme il l'est souvent aujourd'hui.
I. Le prénom : entre ancrage intime et marqueur d’intégration
Le prénom est un choix profondément intime. Il incarne une filiation, une mémoire familiale, une charge affective. Mais en France, il est aussi un marqueur social puissant, souvent le premier indice d’origine perçue, et donc un facteur de projection identitaire autant que de perception extérieure.
Dans un modèle républicain universaliste, où les différences particulières sont supposées s’effacer dans la sphère publique, le prénom devient un test silencieux d’assimilation et d’adhésion au pays. Il peut facilement ouvrir des portes — ou les refermer.
Beaucoup de jeunes issus de l’immigration, notamment maghrébine ou subsaharienne, le savent : un prénom perçu comme « étranger » peut être un frein, voire une source de stigmatisation. Il peut être aussi choisi pour ses enfants et revendiqué comme une volonté d'exprimer un certain rejet de l'identité du pays d'accueil, de façon plus ou moins inconsciente, ou, parfois, totalement assumée.
À l’inverse, imposer autoritairement le choix de prénoms français au nom de l’assimilation pourrait aujourd'hui être perçu comme une violence symbolique qui heurterait la mémoire des parents, la liberté individuelle et la dignité. Ce serait probablement contre productif.
Faut-il alors renoncer à toute intervention ? Et renforcer ainsi l’émiettement identitaire de la nation ? Pas nécessairement. Il est possible de proposer une voie respectueuse, incitative, enracinée historiquement, qui permette d’associer le choix du prénom à un geste d’appartenance — sans brutalité, mais avec sens partagé.
II. Les prénoms français ne sont ni « ethniques », ni « confessionnels », mais issus d’une histoire d’intégration culturelle
Il faut déconstruire une idée fausse, mais très ancrée : celle selon laquelle les prénoms français seraient des prénoms « blancs », « chrétiens » ou « ethniquement européens ».
En réalité, les prénoms dits « français » sont le fruit d’un brassage culturel ancien, hérité de multiples influences étrangères, adaptées et intégrées à la langue française. Leur francité ne réside ni dans leur origine, ni dans leur religion, mais dans leur francisation stylistique (orthographe, phonétique, diffusion sociale) et leur adoption dans l’espace public.
1. un prénom français n'est pas un prénom « ethnique », réservé aux français « blancs» ou « de souche »
Les prénoms français viennent de l’ensemble de l’aire euro-méditerranéenne :
Paul : du latin Paulus
Henri : du germanique Heim-rich
Xavier : du basque etxe berri (« maison neuve »)
Éric : du scandinave Eirikr
Pierre : du grec Petros via le latin Petrus
Tous ces prénoms ont été francisés dans leur graphie, leur prononciation, leur sonorité, ce qui les a rendus parfaitement intégrables dans l’imaginaire collectif.
2. Les prénoms français ne sont pas prénoms réservés aux « chrétiens »
De nombreux prénoms français sont utilisés dans le monde chrétien, mais cela ne signifie pas qu’ils viennent tous du christianisme ou sont religieusement exclusifs. Beaucoup proviennent de traditions sémitiques ou gréco-latines antérieures au christianisme, ou partagées avec d’autres confessions :
Jean, David, Sarah : tous d’origine hébraïque, utilisés par juifs, chrétiens et musulmans.
Marie, Joseph, Élie, Simon : présents dans les textes bibliques et coraniques.
Augustin : d’origine latine (Auguste), porté par un penseur chrétien nord-africain, mais non issu d’une racine religieuse.
Les prénoms sont donc devenus des formes culturelles laïcisées, circulant au-delà des appartenances confessionnelles.
3. Ce qui fait qu'un prénom est français est sa forme, pas son étymologie.
Un prénom « français » est une forme linguistique : ce qui compte, c’est sa musicalité française, son intégration dans les usages sociaux, non son étymologie. Adopter un prénom français ne signifie pas usurper l'identité des "blancs", mais s'inscrire dans une culture métissée qui a fait sienne des prénoms issus d'ailleurs. Un prénom français peut avoir n'importe quelle origine. Il ne s’agit pas de copier des prénoms « européens », mais de produire ou adapter des formes compatibles avec le socle culturel commun.
Ainsi, un jeune né à Marseille ou Saint-Denis peut porter les prénoms Émile, Clémence, Célian, Victorine ou Jean sans renier ses racines familiales. Il fait un choix d’insertion — comme tant d’autres générations avant lui.
III. Une mémoire méditerranéenne commune à réactiver
La France contemporaine est confrontée à une contradiction : elle a historiquement intégré des populations aux origines multiples, mais hésite à assumer sa part méditerranéenne — parfois perçue comme extérieure, voire étrangère.
Or, la Méditerranée est au cœur de la formation de la culture française. Les figures fondatrices du christianisme, du droit, de la philosophie, sont nées dans cet espace partagé, parfois dans ce qui est aujourd’hui le monde arabo-musulman. ils sont connus sous des noms qui peuvent s'inscrivent dans la langue française, et donc dans l'identité française.
Saint Augustin, philosophe africain romanisé né à Thagaste (actuelle Algérie), portait un prénom latin.
Tertullien, Cyprien, Apulée : auteurs africains ayant influencé la pensée européenne médiévale.
Averroès (Ibn Rushd), Avicenne (Ibn Sina), Maïmonide (Moshe ben Maïmon) ont été traduits en latin et incorporés dans la culture chrétienne scolastique.
Ainsi, la latinisation des prénoms orientaux peut être vue comme une continuité historique, non une rupture. Karim peut devenir Carian, Rachid → Racidien, Leïla → Leïline : formes adaptées, résonnant dans la langue française tout en conservant une racine culturelle. C'est un processus d'assimilation des prénoms d'origine étrangère, en faisant des prénoms pleinement français.
Cette démarche s’inscrit dans une France méditerranéenne, ni nostalgique de l’empire colonial, ni enfermée dans la repentance, mais ouverte à l’universel par sa propre histoire.
IV. Vers une politique symbolique d’assimilation bienveillante
Plutôt que l’imposition autoritaire ou le laisser-faire multiculturel intégral, une politique républicaine des prénoms pourrait proposer :
1. Créer un dictionnaire élargi des prénoms français
Inclure des prénoms d’origine orientale, berbère ou turque francisés dans la forme, la graphie ou la sonorité, pour les reconnaître officiellement comme compatibles avec l’héritage national.
2. Valoriser la francisation volontaire
Simplifier les procédures de changement de prénom pour les jeunes ou les adultes qui le souhaitent ;
Offrir un accompagnement symbolique (dans les écoles, par les mairies) pour expliquer le sens de ce geste d’intégration.
3. Éduquer à la diversité historique des prénoms français
Enseigner que les prénoms français ont des racines multiples et croisées ;
Montrer que des figures comme Paul, Jean, David ou Sarah sont aussi orientales que françaises, et qu’elles participent d’un patrimoine commun.
4. Favoriser la création de prénoms néo-français hybrides
Encourager les familles à innover : composer de nouveaux prénoms qui mélangent leurs héritages avec des formes françaises. C’est ainsi qu’est né Jean-Baptiste, Élodie, Yanis, Noéline, Sofiane, etc.
Conclusion
Il est temps de sortir du repli identitaire autour des prénoms. Ni instrument de rejet, ni bastion communautaire, le prénom peut être un pont : entre les origines et l’avenir, entre l’individu et la nation.
La République doit assumer son modèle d’assimilation, mais le renouveler avec intelligence et mémoire. Elle doit proposer une voie de passage, une pédagogie de la transformation symbolique, une mise en récit commune et collective.



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