"Orient" et "Occident" : Deux faces d'un même héritage Gréco-latin ?
- Luc Delmont
- 6 août
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 août
Et si ce que nous appelons aujourd’hui « l’Orient » et « l’Occident » n’étaient pas deux mondes opposés lointains, mais les deux héritiers — rivaux, certes, mais issus d’un même tronc civilisationnel Gréco-Romain ?
Il est devenu courant, dans les discours politiques, médiatiques ou même académiques, de penser l’histoire humaine selon une grille binaire : d’un côté, « l’Occident », bastion de la modernité, de la raison, du progrès — de l’autre, « l’Orient », souvent réduit à sa dimension islamique, présenté tantôt comme une menace, tantôt comme une altérité exotique et incompréhensible.
Or, cette lecture est non seulement simpliste, mais historiquement fausse. Plus encore : elle est dangereuse, car elle alimente les conflits identitaires, les replis communautaires de part et d'autres, ainsi que les tensions géopolitiques.
Il ne s'agit pas de nier l'antagonisme politico-religieux, mais de regarder au-delà.
La réalité est autrement plus riche et complexe. Si l’on remonte aux sources, si l’on regarde la longue durée, on s’aperçoit qu’Orient et Occident sont les deux enfants d’une même matrice : la civilisation méditerranéenne gréco-romaine. Ils sont les deux héritiers — certes divergents — d’un même monde antique, dont ils ont préservé, transformé et transmis les savoirs, les formes, les langues, les arts, les sciences.
Cette vérité, évidente pour certains reste ignoré par beaucoup et mérite d’être rappelée, non par nostalgie, mais pour penser autrement les fractures actuelles — et peut-être, pour tenter de les réparer.
La dichotomie Orient / Occident est à l'échelle de l'histoire, relativement récente
La division entre Orient et Occident ne relève pas d’un fait de nature. Elle est une construction historique, née de circonstances politiques, consolidée par des ruptures religieuses, et maintenu, voir instrumentalisée par des récits idéologiques et mythologiques de part et d'autre.
Le monde gréco-romain : une unité culturelle originelle
Pendant plus de mille ans, le bassin méditerranéen forme un espace de civilisation unifié. De la Grèce classique à Rome impériale, en passant par l’Égypte hellénistique et l’Asie Mineure, un socle commun se développe : philosophie, mathématiques, médecine, droit, art, urbanisme. L’Empire romain l’unifie politiquement, avec le latin comme langue administrative, mais laisse une place centrale au grec comme langue savante.
Ce monde ne connaissait pas « l’Occident » et « l’Orient » comme des civilisations opposées. C’était un seul monde, polyphonique, multiculturel, où l’on pouvait naître à Carthage, apprendre à Athènes, gouverner à Rome, enseigner à Alexandrie.
La fracture politique : chute de Rome et survivance de Byzance
Lorsque l’Empire romain d’Occident s’effondre en 476, il ne laisse pas place au vide. Il est simplement relayé par l’Empire romain d’Orient, qu’on appellera plus tard Empire byzantin. Ce dernier se pense comme la continuité de Rome : ses empereurs se disent Basileus ton Rhomaion (Empereur des Romains), sa capitale, Constantinople, est la « Nouvelle Rome ».
Byzance continue à faire vivre le patrimoine antique, à copier les manuscrits grecs, à faire rayonner les arts et les sciences. Pendant ce temps, l’Occident se replie, dominé par des royaumes germaniques encore peu romanisés.
L’Empire ottoman : l’héritier oriental d’un monde commun
Quand les Ottomans prennent Constantinople en 1453, ils ne détruisent pas la civilisation byzantine : ils l’incorporent, la perpétuent, et l’enrichissent. L’administration ottomane hérite directement du modèle byzantin. L’architecture, les sciences, les arts de cour sont façonnés par des siècles d’influences hellénistiques et gréco-romaines. Même le sultan se présente parfois comme le successeur des empereurs byzantins.
Ainsi, l’Orient islamisé n’est pas une rupture culturelle avec l’Antiquité, mais un canal de transmission, un passeur de civilisation.
L’arabo-islamisation : un « vernis » religieux sur un fond culturel principalement Byzantin (et Perse)
Il est temps de remettre en cause un mythe courant : celui qui prétend que la culture « arabo-musulmane » serait née ex nihilo dans les sables de la péninsule arabique. En réalité, le cœur de cette culture ne se situe pas à La Mecque ou à Médine, mais de centaines de kilomètres plus au nord, à Damas, Bagdad, Cordoue, Le Caire, Constantinople, villes déjà nourries de siècles de culture gréco-romaine.
1. Traduction, adaptation, expansion
Dès le VIIIe siècle, le monde islamique entreprend un immense travail de traduction des savoirs antiques. Les œuvres d’Aristote, de Platon, de Galien, d’Hippocrate sont traduites en arabe, depuis le grec ou le syriaque. Cette entreprise, menée notamment à Bagdad par la Maison de la sagesse (Bayt al-Hikma), montre une chose : les savants de l'empire musulman savaient qu’ils héritaient d’un savoir antérieur, qu’ils cherchaient non à effacer, mais à prolonger.
2. Architecture, arts, urbanisme : l’héritage byzantin
Les mosquées et l'art décoratif "islamique" ne naissent pas dans le désert d'Arabie. Leurs plans, leurs ornementation, leurs dômes, leurs colonnades, leur décor floral ou géométrique... tout cela dérive des techniques byzantines et romaines. Le modèle du dôme (comme celui du Rocher à Jérusalem ou de la Mosquée Bleue à Istanbul) est un emprunt direct à l’architecture chrétienne Byzantine (notamment Sainte-Sophie) qui elle-même est l'évolution des techniques Romaines de l'époque impériale (Panthéon de Rome).

3. Sciences et philosophie : la continuité hellénique
Les grandes figures de la pensée islamique médiévale — Al-Fârâbî, Avicenne, Averroès — sont des lecteurs et des commentateurs de Platon et Aristote. En cela, ils s’inscrivent pleinement dans la chaîne de transmission de la rationalité antique, largement dissociée de l'idéologie religieuse importée de la lointaine Arabie.
L’islam comme rupture religieuse… mais pas civilisationnelle
Il faut être clair : l’arrivée de l’islam dans l’espace méditerranéen est une rupture religieuse majeure, une nouvelle théologie, une nouvelle conception du monde. Mais cette rupture ne marque pas une césure culturelle ou civilisationnelle.
1. L’unité méditerranéenne : un socle persistant
Durant des siècles, chrétiens d’Orient, juifs, musulmans ont cohabité dans les grandes cités du pourtour méditerranéen. Ils partageaient les mêmes villes, les mêmes structures sociales, les mêmes formes d’art, les mêmes habitudes de vie. Les échanges commerciaux, scientifiques, intellectuels entre monde islamique et monde chrétien ont été constants, nourris, et souvent pacifiques.
2. Une séparation politique et confessionnelle
La divergence entre Orient et Occident est avant tout théologique et politique. L’Occident se construit autour de Rome et du pape ; l’Orient autour de Constantinople puis de l’islam. Ce sont des choix institutionnels et religieux, non des fractures de civilisation.
La fitna entre chiites et sunnites dans l’islam, le schisme entre catholiques et orthodoxes dans le christianisme montrent que les divisions religieuses traversent les civilisations, elles ne les définissent pas à elles seules.
Ce que l’on appelle aujourd’hui « choc des civilisations » n’est qu’un choc de l’amnésie. Nous avons oublié que nos racines sont communes. Nous avons transformé un voisin familier en étranger absolu. Nous avons laissé les discours identitaires et victimaires nous convaincre que notre monde devait être coupé en deux : "l’Occident", présenté comme à la fois éclairé par les idées libérales et accusé d'être colonialiste et dominateur, l’Orient de l’autre, réduit à l'islam
et enfermé dans des logiques victimaires.
Mais l’Histoire raconte une autre histoire.
Elle raconte que nous avons le même grand-père : Platon. Que notre droit vient de la même source : Rome. Que nos palais, nos hôpitaux, nos universités, nos jardins, nos langues savantes viennent du même sol, du même ciel, de la même mer : la Méditerranée.
Nous ne sommes pas des mondes lointains. Nous sommes deux branches d’un même arbre, qui avons pris des chemins différents.



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