Le Québec, un pays d’Amérique latine à découvrir
- Luc Delmont
- 8 juil.
- 6 min de lecture

Un titre choc ? Une provocation ? À première vue, l’idée paraît absurde.
Le Québec, avec ses hivers rigoureux, ses forêts boréales, ses lacs gelés et ses cabanes à sucre, semble aux antipodes de l’image que l’on se fait communément de l’Amérique latine. D’un côté : neige, érable et caribou. De l’autre : plages tropicales, forêts luxuriantes, musique rythmée et chaleur métissée. Et pourtant, cette opposition tient surtout à des clichés culturels et touristiques. Si l’on revient à la définition profonde et historique de l’Amérique latine, force est de constater qu’il n’y a aucune raison objective pour que le Québec n’y appartienne pas pleinement.
La latinité américaine n’est pas une question de climat ou de géographie touristique, mais de langue, d’histoire coloniale et de construction culturelle. L’Amérique latine, au sens premier, désigne l’ensemble des territoires des Amériques où l’on parle une langue issue du latin — espagnol, portugais, français — et qui partagent un passé colonial européen et un rapport particulier à la souveraineté et à l’identité. À ce titre, le Québec est sans ambiguïté un territoire latino-américain, c’est une terre d’Amérique qui a hérité d’une langue latine et d’une grande partie de la culture qui l’accompagne.
Il est même, peut-on dire, le pays latino-Américain le plus méconnu, non pas parce que les gens ignorent son existence, mais parce que les gens ignorent sa « latino-américanité ».
L’Amérique latine n’est pas qu’un « Sud » tropical
L’un des biais les plus tenaces dans la perception de l’Amérique latine est de la réduire à ses dimensions tropicales et festives. Certes, ces éléments existent, mais ils ne résument en rien la diversité du continent. Il suffit de se tourner vers les plateaux andins, les steppes froides de Patagonie, les neiges éternelles de la Cordillère ou les vents glacés de la Terre de Feu pour constater que le climat ne définit pas l’identité. L’Uruguay, l’Argentine, le Chili, ou même certaines régions du Brésil méridional, connaissent des climats tempérés, parfois rudes, et cela ne remet nullement en question leur appartenance latino-américaine.
Le Québec, dans ce cadre, apparaît comme une forme nordique de latinité. Il n’est pas le seul territoire à conjuguer climat froid et culture latine — il est simplement le plus septentrional. Son caractère américain, sa langue romane, son histoire coloniale et sa trajectoire culturelle le rattachent naturellement à cette grande famille.
D’ailleurs, à l’échelle du monde, le Québec n’est pas un territoire exagérément nordique, en tout cas du point de vue de la pure localisation géographique de ses principales villes. On ne se rend généralement pas compte que Montréal est situé aux mêmes latitudes que Lyon, Milan ou Venise… La rigueur hivernale du climat, due à sa continentalité plus qu’à sa latitude, colore cette réalité avec un imaginaire « nordique » qui ne lui correspond qu’en relation avec le reste du continent Américain.
Par ailleurs, il ne faut pas non plus oublier que la notion de « sud » souvent mise en avant comme s’il s’agissait d’une réalité absolue, dépend du point de vue. Le « sud » n’est pas toujours synonyme de plus de chaleur ou de tropicalité. Un fois passé l’équateur, aller vers le sud signifie aller vers des contrées plus fraiches, voire plus froides. Située au sud du sud de l’Amérique, La terre de feu, malgré son nom est une terre de froid, de neiges et de glaciers… qui n’est pas sans rappeler le nord de l’Amérique du Nord. Et pourtant, Ushuaia ou Punta Arenas sont bien des villes d’Amérique latine, tout autant que la Havane ou Cancun.

Une langue et une âme latine au cœur d’un océan anglo-saxon
Le Québec partage avec de nombreux pays latino-américains une certaine position périphérique dans l’espace global : une conscience d’être "à côté du centre", d’avoir à protéger une culture minoritaire dans un environnement globalisant. Cette position donne lieu à une vivacité culturelle, à une production artistique engagée, à un attachement fort aux valeurs collectives et à la mémoire historique. Comme les pays du sud du Rio Grande, le Québec est un espace où l’identité se pense et se débat, où l’on défend une langue contre les pressions du marché, où l’État est vu comme garant du bien commun. Et où la culture est un outil de survie autant que d’émancipation.
Le Québec est le seul territoire d’Amérique du Nord où le français, langue romane, est majoritaire et structure la vie publique, les institutions, l’école, les médias, et la culture. Contrairement aux communautés francophones minoritaires ailleurs sur le continent, le Québec a mis en place, dès les années 1970, un ensemble de politiques linguistiques et culturelles visant à préserver, renforcer et institutionnaliser la langue française : la Charte de la langue française (loi 101), la francisation des entreprises, la diplomatie francophone, etc.
Comme les pays d’Amérique latine hispanophones ou lusophones, le Québec mène un combat culturel de résistance pour préserver son héritage linguistique hérité de la colonisation latino-européenne, mais qu’il a fait sienne dans une logique de résistance face à la dominance de la culture Anglo-saxonne globalisée.
Ce rapport militant à la langue, vu comme un enjeu d’identité et de souveraineté, est un trait typiquement latino-américain. Il en va de même pour la manière dont le catholicisme a façonné, pendant des siècles, les valeurs sociales, la vie quotidienne et les institutions — avant d’être mis à distance, comme dans bien des pays latino-américains, par des mouvements de laïcisation dans la seconde moitié du XXe siècle.
Le métissage oublié de la Nouvelle-France
L’un des traits souvent présentés comme propres à l’Amérique latine est le métissage entre les populations européennes colonisatrices et les peuples autochtones. Le "mestizaje" est un élément constitutif des sociétés latino-américaines, tant dans leur population que dans leur culture, leur cuisine, leur musique, leurs imaginaires. On oppose souvent cela à la culture anglo-saxonne nord-américaine, qui aurait été fondée sur la séparation, voire l’exclusion des peuples autochtones.
Ce clivage se retrouve aussi entre le Québec et le Canada anglais. En Nouvelle-France, les alliances, les mariages et les relations culturelles entre colons français et peuples autochtones étaient fréquents, et souvent encouragés. Les "coureurs des bois", les trappeurs et les explorateurs entretenaient des liens étroits avec les nations autochtones, sur le plan économique comme familial. Une population métisse, au sens propre du terme, est née de ces unions. Ces dynamiques de contact et d’hybridation culturelle étaient bien plus proches de celles du Mexique, du Pérou ou du Paraguay que du modèle britannique de colonisation par ségrégation.
Il en résulte, malgré l’influence écrasante du modèle racialiste Anglo-saxon, une approche latine de l’identité, organisée autour du partage de la langue de plutôt qu’autour de l’idée de l’appartenance à une « race » ou une « communauté ethnique ».
Une trajectoire coloniale et postcoloniale proche du Sud
L’histoire du Québec présente des parallèles frappants avec celle des pays latino-américains. Le territoire fut colonisé par la France dès le XVIe siècle, avec l’installation de colons, missionnaires, marchands, et militaires. Après la conquête britannique de 1760, la société québécoise s’est trouvée placée sous domination d’un pouvoir étranger, dans un rapport asymétrique qui n’est pas sans rappeler la domination économique des USA sur les pays situés au sud du Rio Grande. Comme en Amérique hispanique, cette domination s’est accompagnée d’un processus de résistance culturelle, juridique et identitaire.
Le Québec a mené, en particulier à partir des années 1960, une révolution culturelle et politique majeure : la Révolution tranquille. Celle-ci a permis l’émancipation des institutions québécoises, la nationalisation de secteurs clés de l’économie, la montée d’un État-providence assez profondément distinct du modèle Etatsunien, et surtout l’affirmation d’un projet de société autonome, francophone, laïc et collectif.
Les deux référendums sur la souveraineté en 1980 et 1995 n’ont pas abouti à l’indépendance politique (de très peu), mais ont renforcé la conscience nationale québécoise, dans une dynamique de construction d’une identité propre en opposition aux grands voisins anglo-saxons, de façon assez similaire à ce que les pays du Sud du Rio Grande ont connu.
Conclusion
Le Québec est un pays « nordique » par la géographie, par sa localisation au nord de l’Amérique du nord, cela ne l'empêche pas de rester profondément latin par la langue, l’histoire, la culture, et le destin.
S’il ne se pense généralement pas comme latino-américain, c’est parce que l’imaginaire de l’Amérique latine a été rétréci à des images tropicales caricaturales qui n'existent que localement et partiellement. Mais une Amérique latine élargie, fidèle à sa définition originelle, ne peut ignorer le Québec.
Le Québec est une Amérique latine qui s’ignore. Il est temps qu’il se redécouvre comme tel, et que l’Amérique latine l’accueille comme l’un des siens, dans toute sa singularité.