Le Maghreb Romain : un héritage occulté mais omniprésent
- Luc Delmont
- 29 juil.
- 7 min de lecture

Pendant près de cinq siècles, le Maghreb fut une composante essentielle de l'Empire romain, comme la Gaule. Après la chute de Carthage en 146 av. J.-C., la région fut progressivement intégrée à l'empire romain : la Proconsulaire, la Numidie, puis la Maurétanie. Des villes majeures comme Carthage, Timgad, Djemila, Volubilis ou Leptis Magna attestent d'une romanisation poussée, avec des forums, théâtres, thermes, arènes, aqueducs et temples qui rivalisaient avec ceux de Rome.
Aujourd’hui encore, les ruines antiques jalonnent le paysage du Maghreb et témoignent d’une époque souvent oubliée, refoulée ou parfois perçue comme étrangère. Pourtant, la romanité du Maghreb n’a rien d’un vernis "occidental" imposé : elle est un fragment vivant de la culture méditerranéenne, enracinée dans le territoire et résonnant encore dans les mots, les formes, les goûts, et les gestes du quotidien.
Les vestiges témoignent d'une véritable intégration politique, sociale et culturelle à l'espace romain. Les populations locales (berbères romanisés) adoptent le latin, la citoyenneté romaine, les lois, les modes de vie, la religion (y compris le christianisme des débuts). Le Maghreb devient un véritable foyer de production culturelle romaine, comme en témoigne le philosophe Apulée de Madaure, ou encore la présence de nombreux pères de l'Église catholique comme Saint Augustin.
Cet article propose de retracer cette histoire, de détailler ses traces dans la culture maghrébine actuelle, et de questionner la manière dont cet héritage, trop souvent éclipsé par l’arabisation, participe pourtant à la véritable identité du Maghreb.
Le Maghreb romain : histoire d’une intégration impériale
L’histoire de la romanité au Maghreb commence véritablement après la destruction de Carthage en 146 av. J.-C. Rome entreprend alors une conquête méthodique de l’Afrique du Nord, qui deviendra, au fil du temps, l’un des greniers à blé de l’Empire. Trois grandes provinces émergent : l’Africa Proconsularis (Tunisie et Tripolitaine), la Maurétanie Césarienne (Algérie), et la Maurétanie Tingitane (Maroc).

Loin d’être une colonisation brutale, cette intégration fut progressive, largement urbaine, et souvent acceptée par les élites locales. On y développe des villes sur le modèle romain, avec un forum, des temples, des thermes, un réseau routier, des théâtres. La langue latine s’impose, l’élite africaine romaine produit des écrivains comme Apulée de Madaure ou des figures majeures comme Saint Augustin. Des empereurs eux-mêmes, comme Septime Sévère, sont originaires d’Afrique du Nord.
Des cités comme Timgad, Dougga, Sbeitla, Volubilis ou encore Tipasa ont légué des vestiges exceptionnels : rues à angles droits, colonnes, arcs de triomphe, thermes et aqueducs. Ces villes romaines africaines n’étaient pas des copies serviles de Rome, mais des entités vivantes où la culture romaine s’est profondément enracinée, fusionnant avec les traditions locales, comme cela fut le cas en Gaule, en Hispanie ou en Italie.
Une continuité culturelle sous-estimée : architecture, cuisine, langue et musique
L'héritage romain ne s'est pas éteint avec les invasions Arabes. Les principaux aspects emblématiques des cultures Nord-Africaines portent encore souvent la trace visible ou souterraine de cette romanité qui a été totalement intégrée et s'est transmise aux époques suivantes.
Architecture : des arcs romains aux arcs outrepassés
Le Maghreb islamique a hérité sans toujours le savoir d’un langage architectural romain. De nombreux éléments de l’architecture dite "arabo-musulmane" du Maghreb proviennent en réalité de l’ingénierie romaine.
Les arcs — qu’on retrouve dans les portails, les ponts ou les souks — dérivent des arcs en plein cintre romains. Les arcs outrepassés, souvent attribués exclusivement à l'architecture arabo-islamique, sont en réalité issus des traditions romaines tardives et wisigothiques. Ils étaient présents dans l'architecture chrétienne d'Afrique du Nord bien avant l'expansion musulmane.


Les voûtes et les arcades, omniprésentes dans les médinas, sont des répliques d’un système antique maîtrisé. Les dômes, souvent considérés comme typiquement arabo-islamiques, sont eux aussi hérités du monde gréco-romain, dont le Panthéon de Rome est un des premiers exemples encore debout aujourd'hui. Utilisés pour couvrir les temples, les thermes ou les baptistères, ils réapparaissent dans les mosquées comme celle de Kairouan, dont la coupole du mihrab rappelle les coupoles des édifices antiques.


Le plan orthogonal des villes romaines, comme Timgad, a influencé le développement urbain de nombreuses cités. Le forum, centre civique de la ville romaine, devient le modèle de la place du marché.
Les habitations les cours intérieures avec colonnades, les mosaïques et même les techniques de voûtes et coupoles se retrouvent, avec une continuité stylistique, dans les bâtiments traditionnels maghrébins : des riads somptueux aux bâtiments plus modestes sont des évolutions Nord Africaines de la domus Romaine avec atrium et impluvium.


Quant aux hammams, ils ne sont rien d’autre que les héritiers directs des thermes romains. Chauffés par hypocauste, divisés en salles chaudes, tièdes et froides, ces espaces de sociabilité et d’hygiène ont traversé les siècles en conservant une structure quasi identique.

Cuisine : une méditerranéité gustative
La cuisine maghrébine est profondément méditerranéenne. Elle hérite du modèle romain d’alimentation : blé, huile d’olive, raisin, à quoi s’ajoutent légumes secs, figues, ou dattes
Le pain (kesra, khobz) est au centre du repas, comme dans la Rome antique. Le couscous, même s’il est berbère dans sa forme, correspond à des usages céréaliers hérités du monde antique, et s'inscrit dans une logique de diète méditerranéene gréco-romaine.
Les plats mijotés, les légumes farcis, les sauces à base d’herbes et d’huile, rappellent les recettes du cuisinier romain Apicius. L’huile d’olive, essentielle dans la culture romaine, est encore omniprésente aujourd’hui. Le vin, cultivé dans l’Antiquité pour l’exportation vers Rome, reste produit dans certaines régions malgré les interdits religieux.
Les techniques de conservation (salaisons, huile, vinaigre), l'usage des olives, figues, céréales, herbes aromatiques, vinification (abandonnée dans le monde islamisé, mais réapparue avec les pieds-noirs) relèvent d'une tradition agricole méditerranéenne commune.
Langue et toponymie : survivances latines ponctuelles
Beaucoup de mots du dialecte maghrébin ont une origine latine (à travers le berbère) : fennar (fenêire, lanterne), frash (du latin fractus, cassé), zonda (zone), etc.
Des villes comme Sbeitla, Timgad, Dougga ou Volubilis gardent des noms ou des structures romaines encore visibles.
Musique : une mémoire sonore métissée
Ce que l'on appelle aujourd'hui musique arabe classique (maqâm, nouba, malouf) est en réalité héritier d'un mélange byzantin, perse, andalou et berbère, nourri des théories musicales grecques.
Les instruments comme le oud (dérivé du barbat perse), le qanoun (psaltérion grec), le ney (flûte du Levant), le bendir (tympanum romain) ont peu à voir avec la péninsule arabique préislamique.
Cette culture musicale métissée méditerranéenne n’était pas d’origine Romaine, mais l’empire Romain a largement participer a diffuser les theories musicales grecques dans l’enemble de l’espace méditerranéen. Ces theories ont a leur tour nourri la musique du moyen age autant en Europe qu’au moyen orient ou en Afrique du nord. Ce n’est qu’après les reformes du pape Grégoire concernant la codification de la musique liturgique en chrétienté d’occident que la musique occidentale connaitra des évolutions qui l’amèneront a se différencier fortement du reste de musique de l’espace mediterranéen. Dès lors on commencera a parler de « musique orientale » pour désigner l’ensemble des traditions musicales méditerranéennes qui ne connaitront pas ces evolutions propres au monde chrétien d’occident. En realité, les racines de la theorie musicale dite « orientale » ou « arabe » est dérivée de la theorie Grecque antique, et n’a que peu a voir avec la péninsule Arabe.
La Romanité du Maghreb n’est pas une imposition étrangère venue du nord
Il est essentiel de déconstruire un préjugé répandu : l'idée que la romanité au Maghreb serait une forme d'européanisation coloniale précoce, en opposition à une identité arabo-musulmane « authentique » qui existerait comme une entité opposée à l’Europe depuis toujours.
La culture Romaine constitue la base culturelle de la France, de l’Italie, ou de l’Espagne ou du Portugal, des faisant aujourd’hui partie du monde dit « occidental », mais cela ne signifie pas que cette culture était considérée comme « Européenne ». Durant l’antiquité, la notion d’Europe n’avait que peu de sens. Les Civilisations méditerranéennes, Grecque ou Romaine, étaient des civilisations présentes et originaires des deux rives de la méditerranée.
En réalité, la culture romaine en Afrique du Nord était une culture méditerranéenne autochtone, totalement indépendante de l'Europe du Nord. Les Romains considéraient bien plus comme « étrangers » à leur civilisation les peuples Germaniques d’Europe du Nord que les habitants de la rive sud de la méditerranée.
La culture latine, elle s'insère dans un espace méditerranéen commun qui reliait la Grèce, l'Italie, l'Espagne, la Numidie, la Cyrénaïque et le Levant.
A contrario, la culture de la péninsule arabique est à l’origine largement étrangère à l’espace méditerranéen. La Ville de La Mecque étant située aussi loin du bassin méditerranéen que Copenhague…
A l'inverse, la péninsule Arabique était une terre très éloignée de la culture méditerranéenne du Maghreb
Cette terre désertique était tribale, et n’avait rien, ou très peu, de méditerranéenne dans sa structure :
Les villes de l’Arabie préislamique, comme La Mecque ou Médine, ne connaissent ni forums, ni thermes, ni théâtre, ni basilique. Leur culture repose sur l’oralité, la poésie, le commerce caravanier, et non sur les institutions civiques et l’urbanisme complexe. L’apport islamique au Maghreb fut très important, mais il s’est superposé à un substrat méditerranéen déjà ancien, parfois en l’effaçant, souvent en l’intégrant sans le nommer
L'arabisation du Maghreb fut donc religieuse et linguistique, mais pas réellement civilisationnelle au sens matériel : elle s'est superposée à un fond local méditerranéen très ancien fortement formé par la civilisation Romaine.
Même d'un point de vue génétique, les Maghrébins d'aujourd'hui restent plus proches des Européens du Sud (Espagnols, Italiens, Grecs) et les peuples d'Arabes de la péninsule Arabique.
La romanité du Maghreb n'est pas un souvenir étranger. Elle est le reflet d'une méditerranéité partagée, aujourd'hui largement occultée par un discours identitaire relativement récent centré sur l'arabisation.
Revaloriser cet héritage, ce n'est pas nier l'histoire islamique, mais la relativiser et rendre justice à une identité authentiquement méditerranéenne plus ancienne, plus complexe, et bien plus proche de nous; Pays latins d'Europe, que l'imaginaire moyen oriental ne le laisse supposer.



Commentaires