Le "couple franco-allemand" : un mythe qui nous aveugle
- Luc Delmont
- 1 sept.
- 5 min de lecture

Le couple franco-allemand : mythe romantique ou fiction politique orientée ?
Depuis soixante ans, on nous le sert à toutes les sauces : la France et l’Allemagne formeraient le “moteur de l’Europe”, le “couple central” sans lequel rien ne se fait à Bruxelles. Un duo présenté comme une évidence historique, appuyé par une vision instrumentalisée de l'histoire et de la géographie, presque une destinée commune.
Pourtant, derrière la formule rodée, se cache moins une vérité qu’un récit diplomatique habilement construit.
Une invention d’après-guerre
Ce fameux “couple” n’a rien d’ancestral. Il naît dans l’après-1945, quand Paris et Bonn choisissent la réconciliation pour tourner la page des guerres mondiales. La CECA (1951), le Marché commun (1957), puis Maastricht : oui, la coopération franco-allemande fut un socle de la construction européenne.
Mais de cette alliance stratégique, on a peu à peu tiré un mythe : celui d’un couple naturel, presque fusionnel, qui existerait depuis les origines de chacune de ces nations, alors que tout dans l’histoire démontre le contraire.
Le mirage carolingien
Certains convoquent Charlemagne et son empire comme preuve d’un destin commun. En appuyant l'idée que la fusion de la France et de l'Allemagne serait une sorte de retour au sources, au moment ou ces deux nations faisaient parti d'une même matrice originelle. Inventant pour Charlemagne un statut de "père de l'Europe"... plus d'un millénaire plus tard.
Ce récit oublie deux points essentiels :
Les racines de ces deux nations en question, en tant qu'ensembles culturels, existaient bien avant l'empire Carolingien, d'un côté un ensemble de territoires de langues romanes, forgés par l'empire Romain et l'espace méditerranéen depuis des millénaires, et, de l'autre, des territoires germaniques, ont l'héritage culturelle est bien différent.
Et surtout, cette "unité carolingienne", qui est présentée comme étant l'origine de l'unité de l'Europe, n'a duré que deux générations à peine, avant d’éclater au traité de Verdun (843)... Ce n'est pas les siècles de l'empire Romain, qui ont permis de faire émerger une culture commune dans l'ensemble des provinces. L'empire Carolingien est un moment de l'histoire ou des territoires différents les uns des autres ont été réunis dans une même féodalité. Il ne s'agit pas de nier l'importance de cet empire à ce moment de l'histoire, mais en faire la matrice originelle de la France et de l'Allemagne (voire de l'Europe entière) est une grossière falsification historique. Après l'éclatement de l'Empire Carolingien, la France a suivi sa voie latine, centralisée et tournée vers Rome ; l’Allemagne, la sienne, éclatée en principautés, enracinée dans l’espace germanique.
Il n’y a jamais eu d’identité carolingienne commune, seulement une illusion rétro-projetée pour appuyer un récit à visée politique.
Deux mondes culturels et économiques distincts
En Allemagne : Le monde germanique s’est structuré dans la longue durée autour d’une pluralité politique et culturelle. Héritière de peuples germaniques longtemps extérieurs à l’Empire romain, l’essentiel de l'Allemagne n’a pas du tout connu la romanisation.
Cela a laissé une empreinte durable : valorisation des communautés locales, importance des liens de clan et de seigneurie, puis, plus tard, attachement aux particularismes régionaux. La diversité linguistique s’est cristallisée en une mosaïque de dialectes, reflétant l’éclatement politique du Saint-Empire romain germanique.
Jusqu’au XIXᵉ siècle, aucune unité politique centralisée n’existe, mais plutôt un foisonnement de principautés, d’évêchés et de villes libres. La Réforme protestante, née avec Luther, a accentué cette logique de fragmentation mais aussi valorisé l’autonomie de la conscience et l’accès direct aux textes. Les villes hanséatiques, tournées vers le commerce et les réseaux maritimes, ont renforcé une culture d’ouverture économique et de gouvernance horizontale. Le tout a donné naissance à une culture politique marquée par le fédéralisme, la pluralité et la force des identités locales.
En France : La Gaule, profondément romanisée, a hérité de la tradition administrative, juridique et culturelle de Rome. L’intégration de ce passé gallo-romain a favorisé la constitution précoce d’un État centralisé autour de la monarchie capétienne. L’unification linguistique, amorcée dès le Moyen Âge et consolidée par l’imposition du français comme langue administrative, a contribué à forger une identité nationale homogène. Le catholicisme romain, religion d’État jusqu’à la Révolution, a renforcé l’idée d’unité, de hiérarchie et d’autorité. La monarchie absolue, surtout sous Louis XIV, incarne cette centralisation : Paris devient non seulement le centre politique, mais aussi culturel et symbolique. Cette trajectoire a façonné une culture politique où l’État est pensé comme le garant de l’ordre, de l’unité et de l’intérêt général.
Ces deux matrices expliquent pourquoi, même voisins et interdépendants, les deux pays se sont longtemps pensés selon des logiques presque inverses : universalité contre particularisme, centralisation contre fédéralisme, État-nation contre constellation d’entités.
La confusion véhiculée par les "tests ADN Commerciaux"
Même les tests ADN commerciaux, qui ont une grande influence sur des millions de gens, alimentent une certaine confusion. Les grandes entreprises américaines de généalogie proposent souvent une catégorie intitulée “French & German”. Mais, contrairement à ce que laisse entendre cette étiquette, il ne s’agit pas d’un “peuple commun” franco-allemand : cette catégorie correspond en réalité à la région rhénane, une zone historique de contacts, de métissages et de passages (Alsace, Lorraine, Palatinat, Rhénanie). C’est un choix de simplification cartographique et marketing qui n'est jamais clairement expliquée, qui ne reflète pas la diversité des héritages génétiques français et allemands.
Pourquoi cette confusion ?
Du point de vue américain, la distinction entre le nord-Est de la France et l’Ouest de l’Allemagne paraît mince, et rentrent dans une certaine conception d'une "Europe de l'ouest" perçu comme homogène. Les tests ADN, par leur nature, ne donnent pas une identité nationale précise mais des proximités statistiques avec des populations de référence. Or, les bases de données sont souvent biaisées vers certaines régions (ici, la Rhénanie, berceau de nombreux migrants vers les Etats-Unis), ce qui conduit à regrouper artificiellement les deux pays.
Les études scientifiques racontent une autre histoire.
Les Français de l’Ouest, du Centre ou du Sud se rattachent bien davantage aux ensembles atlantiques et méditerranéens : affinités génétiques avec les Ibériques, les Italiens ou les populations du bassin méditerranéen. Les Allemands du Nord et de l’Est présentent, eux, plus de proximité avec les Scandinaves et les Slaves de l’Est, reflet des migrations médiévales et des contacts germano-balto-slaves.
Le chevauchement véritable est donc localisé : limité aux zones frontalières (Alsace, Lorraine, Sarre, Palatinat, Bade, Rhénanie), où l’histoire a favorisé brassages et circulations.
En somme : il n’existe pas de “peuple franco-allemand” au sens biologique ou historique comme ces sociétés commerciales le laissent supposer implicitement. Il existe seulement une zone rhénane de contact, que les kits ADN transforment en “catégorie” commode, au prix d’une confusion culturelle et politique. Ce qui n’est qu’un artefact marketing devient alors une sorte de récit implicite : Français et Allemands seraient interchangeables, comme si leurs différences historiques et culturelles ne comptaient pas.
Et si on changeait de récit ?
Le “couple franco-allemand” rassure. Il donne une illusion de stabilité, il habille l’Europe d’une histoire d’amour politique. Mais c’est une fiction utile, qui écrase la diversité européenne et oublie les conflits réels (trois guerres franco-allemandes en 70 ans !). Surtout, il installe l’idée fausse d’un “cœur” européen homogène, quand l’histoire du continent est faite de différences, de rivalités, mais aussi d’alliances multiples et changeantes, et surtout d'une diversité d'aires culturelles distinctes qui n'ont pas toujours les mêmes visions de la société et de l'avenir.
Le couple franco-allemand a eu son utilité à un moment. Mais le présenter comme une vérité historique ou culturelle éternelle, c’est entretenir un mirage qui ne nous mène nulle part.



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